La diététique médiévale repose sur un système quaternaire qui fait entrer en jeu deux qualités actives, le chaud et le froid, et deux qualités passives, le sec et l’humide. Par la combinaison de ces qualités, l’on décèle la présence des éléments : Le FEU est chaud et sec, l’AIR est chaud et humide, l’EAU froide et humide et la TERRE froide et sèche (c’est le principe des quatre éléments). Tout ce qui est, au sein de la création comme dans l’homme, est composé de ces quatre éléments : quatre règnes (minéral, végétal, animal et humain), quatre saisons, quatre directions, quatre tempéraments et quatre humeurs : la bile jaune est chaude et sèche, elle domine en été, le sang, chaud et humide, domine au printemps, le phlegme, froid et humide, est prépondérant en hiver et la bile noire, froide et sèche, domine en automne. Leur juste proportion est la garantie d’une bonne santé.
La maladie est alors perçue comme un déséquilibre des humeurs, entraînant des symptômes que l’on va s’efforcer de corriger par les qualités de l’élément opposé. Une maladie froide et humide, les qualités les plus contraires à l’homme, nécessite des aliments chauds et secs. Cette notion de froid/chaleur n’a aucune relation avec la température ambiante, mais participe à la perception de la nature des aliments au travers des sens : le poivre ou la moutarde produisent une sensation de brûlure, comme le feu, la laitue ou la pêche rafraîchissent, comme l’eau.
Le système est complexe et s’adapte à chacun selon son âge, son sexe, la saison ou l’endroit où il vit. La femme est plus froide et plus humide que l’homme, les vieillards sont plus froids et plus secs, les jeunes plus chauds et plus humides. Les gens du sud sont plus chauds que ceux du nord. L’hiver est froid et humide, l’été chaud et sec. Un temps pour chaque chose et à chacun ses aliments. C’eût été, par exemple, un risque inconsidéré que de vouloir manger cru un concombre en hiver ou boire moult hypocras en plein été ! Assaisonner, c’est rendre compatible un aliment selon le lieu et le moment où il est ingéré.
Pour l’humorisme, le déséquilibre qu’entraîne la prédominance trop marquée de l’une de ces humeurs est la cause non seulement des maladies physiques, mais aussi des troubles psychiques.
Hippocrate rattachait chacune de ces quatre humeurs à un organe.
Il n’y a pas de frontière nettement définie entre l’aliment et le médicament. On trouve dans nombre de manuscrits culinaires des principes de diététique et dans maints réceptaires médicaux des préceptes régissant la façon de se nourrir.
Ainsi, dans le Viandier de Taillevent, trouve-t-on énoncé, à la fin de la recette d’une sauce, le commentaire suivant : « versuse […] est viande merveilleusement saine, principalement en este, et fort plaisante, nourrist aussi bien grandement, refraiche le foye et reprimist la colere ». Il est intéressant de souligner le rapport d’analogie, sans doute pas anodin, entre la couleur jaune de la sauce versuse, faite de moyeuls d’oeufz , de just d’orenge et d’ung pou de saffran et ses vertus hépatiques indiquées par Taillevent. En effet, le foie étant lié à la bile jaune, apothicaires et médecins médiévaux donnaient nombre de remèdes élaborés à partir d’herbes à fleurs jaunes comme susceptibles d’être bénéfiques pour soulager les troubles du foie. C’est la fameuse théorie des signatures que l’on retrouve jusque dans les cuisines de nos maistres queux.
De même, dans le Mesnagier de Paris est-il fait mention, entre char rosties, potaiges, sauces ou pâtés d’oiseaux, de recettes spécialement prévues pour les malades, nourrissantes et faciles à digérer, tant liquides que solides. Nous avons ainsi une série de buvrages pour malades, tels tizane doulce, bouillon, bochet, ou buvrage de noisectes, et des potages pour malades, comme le lait d’amande (d’ailleurs très digeste) ou des coulis de poulet ou de perche.
Or, parmi les textes médicaux, apparaissent des principes plaçant l’art culinaire au même rang qu’une science médicale. Chez Hildegarde de Bingen, Platéarius et bien d’autres, les remèdes sont parfois prescrits et administrés comme de véritables recettes de cuisine.
Ils « se digèrent bien », « évitent les ventosités » ou « sont très nourrissants ». Prenons pour exemple l’épeautre, qui, pour Hildegarde, « est un excellent grain, de nature chaude, gros et plein de force […] il donne une chair de qualité, et fournit du sang de qualité ». Et d’ajouter « sous quelque forme qu’on le mange, soit sous forme de pain, soit dans d’autres préparations, il est bon et agréable. Si quelqu’un est si affaibli que sa faiblesse l’empêche même de manger, prendre des grains entiers d’épeautre, les faire cuire dans de l’eau, en ajoutant de la graisse et du jaune d’œufs […] en donner au malade pour qu’il en mange, et, comme un bon et sain onguent, cela le guérira de l’intérieur ». Platéarius conseille « contre la jaunisse ou les douleurs d’estomac causées par une longue maladie » de mêler du millepertuis frais, herbe médicinale, à de la farine et « en faire de petites tourtes ou crêpes ou bien mélanger l’herbe à un œuf ».
Entre cuisine et médecine, il précise, dans un autre énoncé, que « de tous les grains, le froment est la meilleure nourriture par sa ressemblance avec la nature et la complexion de l’homme. Il a aussi des propriétés médicales, car il est laxatif et nettoyant ». Cette phrase résume à elle seule toute l’approche à la fois thérapeutique et alimentaire de la pensée médiévale où les aliments adéquats sont ceux le plus proches de la constitution humaine. Ils sont par nature plus digestes, car demandent peu d’effort à l’organisme pour leur transformation en l’une des quatre humeurs physiologiques. D’où toute l’importance accordée à la digestion des aliments.
Un des problèmes majeurs à l’époque médiévale est l’hémostase (processus physiologique au cours duquel le saignement est arrêté). Il faut trouver différents moyens pour venir à bout de cette difficulté. Certains préconisent (par exemple Henri de Mondeville), dans les cas de saignée ayant du mal à coaguler, de faire un point de compression et de le maintenir à l’aide d’un poids positionné sur la saignée. Une autre façon de juguler les saignements est le tamponnement avec de la charpie de tissu.
Dans quelques traités de chirurgie, il est fait allusion à la ligature des vaisseaux et ce bien avant Ambroise Paré. Henri de Mondeville et Guy de Chauliac en parlent dans leurs livres respectifs, mais il est à noter que cette technique ne fut guère employée car les chirurgiens qui s’y essayeront, ligatureront vaisseaux, muscles et peau en même temps. Les résultats ne sont pas ceux escomptés. Le moyen le plus employé reste la cautérisation à chaud ou chimique. La cautérisation ignée se pratiquait avec des fers rougis. La cautérisation chimique se faisait à l’aide de sulfate de cuivre par exemple.
Jusqu’au VIème siècle, la lèpre n’est que très peu reconnue, mais en 549, devant une forte épidémie, un traité rend obligatoire aux évêques l’assistance aux lépreux. Ceux-ci sont considérés comme déjà morts. Dès qu’un présumé lépreux se présente, le prêtre l’accueille chez lui. Peu après, une cérémonie mortuaire a lieu avec à la place du mort sous le drap noir, le lépreux. Après l’avoir béni et donné des offrandes, le peuple se rassemble sur le parvis, le prêtre donne au lépreux une cliquette, des gants, une écuelle et lui dicte la conduite à suivre. Puis le prêtre plante une croix et un tronc destiné aux offrandes devant sa hutte. Aucun remède n’étant connu, on se contente de soigner son âme et de l’isoler. Des épidémies surviennent du VI au VIIème siècle, puis du VIII au IXème siècle.
Les abcès, les gangrènes, la gale, les ulcères, les tumeurs, les chancres, l’eczéma (le feu Saint-Laurent), l’érysipèle (le feu Saint-Sylvain), les écrouelles (ulcères souvent tuberculeux) sont autant de maladies de peau pratiquement sans remèdes. L’épilepsie (mal Saint-Jean) et la danse de Saint-Guy forment une partie des maladies nerveuses dont on s’en remettait uniquement à Dieu.
La peste, qu’elle soit bubonique ou pulmonaire, est un grand fléau au Moyen Age. Elle est transmise par le rat noir importé involontairement d’Orient par les marchands, pèlerins ou voyageurs. Il y a plus de vingt poussées épidémiques en deux siècles, de 541 à 767.
Les épidémies sont très meurtrières : des millions de morts au bilan.
La peste de 1348 fut le plus meurtrière de toutes. Entre la moitié et les deux tiers de la population sont décimés à ce moment. On meurt en deux jours et les condamnés sont libérés pour ramasser les cadavres par charrettes entières. Le mal est si grand qu’il y a des débordements hystériques et religieux (flagellants…). Ceux qui ne sont pas morts de la peste meurent de la famine qui s’ensuit. Comme pour le reste, les saignées et les lavements sont les seuls remèdes prescrits. Quant à la cause de l’épidémie, elle est attribuée à la conjonction de trois planètes au début de l’année.
La pratique de la saignée paraissait autrefois bien justifiée. A l’époque où les méthodes de traitement reposaient encore sur la doctrine des 4 humeurs : le sang, la bile blanche et noire, et les sécrétions muqueuses. On tenait alors les excès de sécrétions pour la cause de fièvres et infections (au milieu du XIVe siècle on pensait que les maladies résultaient d’une hyperexcitation nerveuse. La soif, la faim, les vomissements ou la saignée devaient libérer le patient de ces excès de sécrétion, bref le rétablir d’un coup de lancette).
L’art de la saignée a connu ses heures de gloire bien avant Hippocrate au Ve siècle av. J.-C.. Au Moyen Age, des chirurgiens (comme Badois) se spécialisèrent dans cet art du bain de sang.
On saignait les malades mais aussi, de manière préventive, les moines en bonne santé, qui se saignaient ainsi en moyenne quatre fois par an (abbayes de Cluny, de Saint Gall, etc..).
Il y avait souvent un bâtiment destiné à cet effet, appelé « maison des saignées ».
On faisait s’écouler le sang de deux manières:
– La saignée généralisée était exécutée à l’aide d’un scalpel á l’endroit des vaisseaux les plus importants.
– La saignée localisée devait soulager les parties enflées des coupures de ventouses de sangsues.
La saignée était généralement abondante. De 16 à 30 onces étaient d’usage pour quiconque souffrait de « mauvaises humeurs ». Une règle d’or stipulait qu’il fallait prolonger la saignée jusqu’à l’inconscience. La peau rosée du patient était alors pâle, le pouls passait d’un battement de 90 à 120, la fièvre baissait et la nervosité du patient laissait la place à un état proche de l’état de choc. Extérieurement tout cela semblait avantageux avec une seule perte de sang de l’ordre de 10% de « l’excédent sanguin » qui paraissait être la cause de la maladie. Mais avec seulement 5 litres de sang dans son appareil circulatoire, la victime devait faire face à la maladie à l’aide de son seul système immunitaire.
Les points de saignée appréciés étaient le dos de la main le bras, les protubérances osseuses, la gorge et les veines supérieures de même que les vaisseaux situés sous la langue, entre autres endroits, bien entendu. On incisait à l’aide d’une lancette.
Après avoir localisé un point de ponction, on faisait un garrot à la partie du corps menant au cœur : pendant que l’opérateur pressait avec le pouce sur l’artère en direction opposée de celle du cœur, l’artère ayant ainsi accumulé du sang il était désormais facile d’inciser en biais au scalpel sur trois millimètres. Un assistant récupérait ensuite le jet de sang dans un récipient plat et étroit. Lorsqu’on avait obtenu la quantité de sang voulu, on refermait la plaie par pression.
La succion était un prolongement de la saignée. Un moyen de faire circuler sous la peau un surplus de sang dans les zones à problème plus profondes. Un pot de verre chauffé, ou encore un pot de zinc ou de corne, intensifiait la circulation sanguine par création d’un vide sur la peau, l’air chaud se refroidissant. La peau devenait rouge et s’attachait au pot par effet de ventouse. Aussitôt que le « mauvais » sang affleurait, on laissait la place à l’air en inclinant le pot et en l’écartant avec précaution de la peau.
Ce procédé a très probablement son origine dans la succion du sang de plaies contaminées. On trouve même certains pots dont on chassait l’air avec l’aide de la bouche au lieu de les chauffer.
Comme d’ailleurs, la saignée elle-même, cette technique date elle aussi de l’Antiquité.
(Les Grecs et les Romains préféraient des pots de métal, comme le firent d’ailleurs aussi les chirurgiens militaires sur les champs de bataille.)
L’usage des ventouses était aussi conseillé dans les traitements anti-infectieux au même titre que les compresses de bouillie irritantes et les fers chauffés à blanc destinés à brûler la peau. En créant un nouveau foyer d’infection on espérait dévier le sang des parties malades et congestionnées. Les articulations atteintes, les maladies de poitrine comme la toux ou l’insuffisance respiratoire, mais aussi les maux de tête, de gorge, les crampes, l’idiotie, les crampes généralisées et bon nombre d’autres maux sont rapidement devenus des domaines privilégiés du traitement par ventouses.
La pose de ventouses à sec garantissait une irrigation sanguine d’une partie limitée du corps sans blesser. Le sang était mobilisé et dévié mais pas prélevé. Cet autre pas en avant pour une meilleure santé était la tâche de la lancette. On effectuait plusieurs incisions parallèles après avoir dilaté les vaisseaux par application d’une éponge trempée. Il s’en suivait une pose de ventouse afin de faire affleurer le sang par les vaisseaux minuscules à la surface de la peau. On « récoltait » ainsi généralement de 3 à 5 onces de sang par pot.
Toutes les sangsues de la famille des Hirudéniers et phylum Annelia n’étaient pas propres à la prise de sang localisée. La plupart se nourrissait de charogne, d’escargots et de glèbes. Vers 100 av. J.-C. des médecins Syriens utilisèrent une sangsue médicinale (Hirudo medicinalis), afin de faire aspirer le mauvais sang des patients. Cette espèce passe les six années de sa vie dans les eaux douces stagnantes et peu profondes d’Europe. A partir de 3 à 6 cm on les reconnaît à leur couleur vert olive typique bigarrée de quatre lignes jaunes, séparées en leur milieu par un trait noir.
Les Grecs et les Romains poursuivirent ce type de traitement et au Moyen-Age les médecins employaient quotidiennement les sangsues. La sangsue se place à un bout à l’aide d’une ventouse au milieu de laquelle trois dents bien aiguisées sont capables de laisser une plaie en forme de triangle dans la peau de la victime. Une fois qu’elle a mordu son hôte, la sangsue injecte de l’hirudine, un anticoagulant, afin de s’assurer un repas bien liquide. La sangsue était utile lorsqu’on désirait prélever du sang dans des parties du corps difficile d’accès comme la cavité buccale, l’œsophage, les zones oculaires, l’intestin grêle ou encore le vagin. On pouvait inciter la sangsue à mordre la partie désirée en enduisant cette dernière d’un peu de sang ou d’eau sucrée. Placée dans un entonnoir que l’on appliquait sur la partie du corps infectée ou l’hématome (un œil au beurre noir, par exemple), le ver rampait jusqu’à sa cible pour ensuite s’y accrocher. Afin d’éviter tout déplacement inutile de la sangsue à l’intérieur d’une cavité corporelle, on utilisait ce que l’on appelle des petits tuyaux à sangsues, dans lesquels on limitait l’activité de la sangsue au seul emplacement où devrait s’effectuer la saignée. Lorsque la sangsue était pleine et repue, elle se laissait tomber et, les mois suivants, ne manifestait plus aucun intérêt pour la nourriture.
De nombreux malades sont soi-disant soignés grâce à des ventouses posées aux épaules et aux jambes qui font apparaître et crever les tumeurs.
C’est ainsi qu’on soigne la variole, cette grave maladie infectieuse, contagieuse et épidémique ; elle se caractérise par des plaques rouges devenant des vésicules puis des pustules. Elle refait son apparition au Moyen Age après une accalmie et revient en force en Europe.
(Sources : extraits du livre « Avis au peuple sur sa santé » écrit par le médecin suisse Simon-André TISSOT (1728-1797)).
Pourquoi il n’y a pas eu de femmes médecins pendant plus de 500 ans
Au début du Moyen-âge, la médecine occidentale connaît une période de stagnation, voire même de recul par rapport à la pratique antique, les grands traités médicaux écrits à cette époque par des savants grecs comme Hippocrate ou Galien ayant été perdus lors des invasions barbares et ne subsistant que sous forme parcellaire dans les manuscrits des monastères. La médecine ne constitue alors pas un corps de métier organisé, et les médecins se déclinent principalement en deux groupes :
- les religieux, moines et abbesses, qui étudient les traités médicaux et pratiquent une médecine savante prodiguée aux fidèles. Parmi les religieuses ayant étudié la médecine on peut citer la célèbre Hildegarde de Bingen, qui vécut au XIIème siècle et publia parmi ses écrits un traité médical intitulé Les causes et les remèdes.
- les praticiens laïcs, catégorie hétéroclite mêlant des apothicaires, des chirurgiens (une profession alors assimilée à celle de barbier et assez dévalorisée) et des soigneurs, alors pas encore appelés médecins, comportant dans leurs rangs aussi bien des hommes que des femmes. La plupart étaient des non-professionnels, exerçant un autre métier et ayant appris la pratique des soins sur le tas, sans connaissances théoriques, dispensant des consultations à leurs voisins en cas de besoin.
Néanmoins, à partir du XIème siècle, la médecine connut d’importantes évolutions. Grâce à la découverte et à la traduction des traités de médecine arabes reprenant les traités antiques perdus, la discipline gagna en rigueur et précision et bientôt, de véritables professionnels de la médecine apparurent, formés dans des écoles dédiées dont la plus célèbre est celle de Salerne, en Italie, de laquelle étaient issus la plupart des grands praticiens des XIème et XIIème siècles. Le nombre de médecins ayant reçu un véritable enseignement théorique, appelés « mires » ou « miresses » pour les femmes, ou bien « physiciens » ou « physiciennes » pour ceux qui étaient versés dans la chirurgie, augmenta, et le savoir médical quitta peu à peu le giron de l’Eglise pour se laïciser, si bien qu’à partir du XIIème siècle, celle-ci interdit progressivement aux moines d’exercer dans les villes pour se consacrer aux soins dans les campagnes.
Cette professionnalisation de la médecine est alors loin d’exclure les femmes. Au contraire, l’école de Salerne accueillait parmi ses étudiants de nombreuses étudiantes dont la plus célèbre est Trotula de Salerne, qui vécut au début du XIème siècle et devint par la suite une sommité de la discipline, enseignant à l’université et écrivant des traités de gynécologie tout en soignant des croisés et de riches patients venus des quatre coins de l’Europe dans le dispensaire attenant à l’école. Outre Trotula de Salerne, de nombreuses autres femmes médecins purent acquérir une renommée égale à celle de leurs confrères masculins, comme par exemple pour la France Magistra Herstrend, une « physicienne » qui accompagna Louis IX, alias Saint-Louis, lors de la septième croisade en 1249, où elle soigna non seulement le roi mais aussi la reine et les femmes accompagnant l’armée dans l’expédition en Terre Sainte. Elle reçut une pension à vie pour ses services rendus au roi et épousa l’un de ses apothicaires.
Mais malgré cette professionnalisation, l’exercice du métier n’était pas encore soumis à un certificat ou diplôme spécifique. Cette évolution majeure n’arriva qu’au XIIIème siècle, au moment du développement des universités, dont l’essor est lié aux développements des villes et qui permettaient de dispenser un enseignement gratuit et régulier pour les jeunes hommes bourgeois (c’est-à-dire à l’époque les habitants des bourgs), dans des matières aussi variées que la philosophie, la théologie, l’astronomie, le droit ou encore la médecine. L’enseignement de ces deux dernières disciplines n’est pas anodin, puisqu’il correspond au besoin croissant de former de véritables spécialistes pour répondre aux besoins des villes en pleine expansion. Ainsi, alors que l’étude de la plupart des disciplines allait jusqu’au magistère, celles de médecine allaient déjà jusqu’au doctorat, correspondant environ à sept années d’études, ce qui témoigne de la prise de conscience précoce du degré de connaissances élevé que requiert ce métier. En France, outre la célèbre université de Montpellier, spécialiste en la discipline, la médecine était également enseignée à l’université de Paris.
C’est ainsi que peu à peu, l’enseignement de la médecine par le biais des universités s’imposa comme la seule formation valable, et en 1271, l’Université de Paris publia un statut interdisant la prescription de remèdes, et donc de facto l’exercice de la médecine, à ceux qui n’auraient pas reçu de doctorat. La mise en place de ce monopole de la formation universitaire sur la pratique médicale eut pour conséquences bénéfiques d’améliorer considérablement le professionnalisme et la compétence des praticiens, malheureusement, l’université étant réservée exclusivement aux hommes, cela excluait de facto les femmes du métier, et ce quelle que soit leur formation extérieure, désormais non reconnue. Pourtant, encouragées par le fait qu’aucun décret royal n’était encore intervenu pour régir l’exercice de la médecine (ce qui n’arrivera qu’un siècle plus tard en 1390), de nombreuses miresses firent fi des discours de l’université et continuèrent à exercer leur activité à Paris : en 1292 on recensait ainsi 30 mires et 8 miresses dans la capitale.
C’est dans ce contexte qu’eut lieu en 1322 le procès de quatre femmes et trois hommes médecins exerçant leur activité sans diplôme universitaire, parmi lesquels l’un des médecins les plus renommés de la capitale : Jacqueline Félicie de Almania, une praticienne originaire de Florence et connue pour avoir réussi à soigner de nombreux cas de maladies là où ses confrères avaient échoué. L’affaire connut un retentissement important, d’autant plus que l’accusée avait une défense en béton : non seulement 8 témoins, 4 femmes et 4 hommes, vinrent témoigner de ses qualifications et de ses qualités de thérapeute, mais elle fonda sa propre plaidoirie sur l’idée que, les femmes ne pouvant alors pas alors être auscultées nues par un homme et devant se contenter d’être cachée sous un drap et de décrire leurs symptômes, sa condition de femme lui permettait au contraire de le faire et donc d’établir un bien meilleur diagnostic des problèmes gynécologiques. Malheureusement son argumentation ne suffit pas face à l’inflexibilité de ses juges, d’autant plus que rien ne fut entrepris pour évaluer son degré de connaissances théoriques ou pratiques.
Finalement, au terme du procès, Jacqueline Félicie de Almania se vit interdire l’exercice de la médecine sous peine d’être excommuniée. Cette décision eut un impact énorme au sein des milieux médicaux et, faisant jurisprudence, elle eut pour conséquence d’exclure les femmes de l’exercice de la médecine pendant de nombreux siècles, ces-dernières se cantonnant à des emplois d’infirmières ou de sage-femmes. Ce n’est que bien plus tard, en 1875, que Madeleine Brès deviendra la première Française à obtenir son doctorat de médecine, une avancée considérable quand on sait que les femmes représentent aujourd’hui 46% des médecins généralistes et 50% des médecins spécialisés.
Source: site « On n’est pas des lumières »