Les métiers au Moyen-Âge

Les métiers du Moyen Âge nous sont connus par quelques textes, dont le Livre des métiers d’Étienne Boileau, et des ordonnances royales.

Les métiers sont généralement organisés en corporations, avec un saint patron propre à chacune. Les corporations se composent de maîtres et de compagnons.

À Paris, en 1292, 130 métiers sont répertoriés et organisés.

Les principaux imposés sont :

366 cordonniers
214 fourreurs
199 servantes
197 tailleurs
151 barbiers
131 bijoutiers
130 restaurateurs
121 fripiers
106 pâtissiers
104 maçons
95 charpentiers
86 tisserands
71 fabricants de chandelles
70 merciers
70 cuivrier (artisans du cuivre, comme chaudronniers)
62 boulangers
58 porteur d’eau
58 fabricants de fourreau
56 marchands de vin
54 chapeliers
51 selliers
51 volaillers

45 fabricants de bourses
43 blanchisseuses, au sens de « lavandière » ou qui fait la lessive et le repassage
43 marchands d’huile
42 porteurs

 42 bouchers
41 poissonniers
37 brasseurs
36 fabricants de boucles
36 plâtriers
35 marchands d’épices
34 forgerons
33 peintres
29 médecins
28 couvreurs
27 serruriers
26 tenanciers de maisons de bains
26 fabricants de cordes
24 taverniers
24 tanneurs
24 copistes
24 sculpteurs
24 fabricants de tapis
24 fabricants de harnais
23 blanchisseurs, au sens de qui rend un matériau blanc

22 marchands de fourrage
22 couteliers
21 gantiers
21 marchands de bois
21 sculpteurs sur bois

Il y en a naturellement d’autres, pour la plupart disparus aujourd’hui…

Les noms peuvent changer d’une région à l’autre, et ils ont évolué d’une époque à l’autre.

N’oublions pas que le Moyen-Âge s’étend sur plus 1000 ans…

Liste non exhaustive

abateur : mineur qui abattait le charbon
afnaire: homme qui peine
afoieur : crieur public
agrimandeur :
géomètre
agrimenteur :
arpenteur – qui mesure les terres
almailler :
qui conduit les bestiaux / bouvier
aouteur : ouvrier loué pour la moisson
apothicaire : pharmacien
arpenteur :
qui mesure les terres

bagotier : comme journalier
bahutier :
fabricant de coffre ou de bahuts
botifodeur : maçon faisant des plafonds de terre et de bourre
boquetier : marchand de sabots
bouquilllon :
bûcheron
bouissier : cordonnier
bourreau : personne qui exécute les jugements criminels
bourelier : fabriquant de cuir pour le harnachement des chevaux
bordeur : ouvrier qui garnit les chaussures
buvetier : patron de café

calamier : fabricant de plume (calame) pour écrire
cabanier : cultivateur
cabaretier :
personne tenant un lieu où l’on peut boire ou boire ou manger
cellier :
épicier
censier :
métayer
chalcier :
fabriquant de chausses
charron : fabriquant de charrettes, brouettes
charton : cocher
châtelain :
juge qui rendait la justice dans la terre d’un seigneur
claveteur : fabricant de clous
cocherel :
vendeur de coq
chaufournier : ouvrier des four à chaux
clapteur ou faiseur de clappes : fabricant de clappes
clercelier : huissier
cubertier : fabricant de couvertures
cuerier : expert
cordier :
fabriquant de cordes

dentateur : dentiste

eclotier : sabotier
equarisseur de poutre : personne préparant les tronc abattus
empercheur : ouvrier faisant sécher le lin sur des perches
escamoteur : prestidigitateur
etapier : fournisseur de provisions aux militaires de passage

fagotier : personne qui fait des fagots
falot : personne qui accompagnait les personnes jusqu’à leurs demeures
à l’aide d’une lanterne pour éclairer les rues
fendeur : ouvrier fendant le bois ou l’ardoise

filateur : qui peigne et file le coton
forgeron : artisan travaillant le fer à chaud avec une enclume, une forge et un marteau
friturier : personne qui vend des poissons frits

grillou : potier d’étain ambulant

hongreur : castreur d’animaux ou soigneur de bêtes
houppier : qui peigne la laine

jaugeur : qui mesure et pèse les denrées
journalier : ouvrier agricole employé a la journée

laboureur : agriculteur
laiier : fabriquant de coffres
layetier : fabricant de caisses et coffres en bois
lardeur : charcutier
liquoriste : fabricant de liqueurs
longaignier : vidangeur
louveur : ouvrier maçon
lunetier : opticien

maréchal ferrant : artisan qui ferre les chevaux
margoulin : petit marchand
maselier : boucher, charcutier
merrenier : fabricant de merrains gros bois
métayer : cultivateur qui paye annuellement une redevance au propriétaire des terres
mulquinier : ouvrier tisserand

nombrier : comptable
norretier : éleveur de bestiaux

oribusier : fabricant de bougies
ollier : huilier potier
oier : marchand d’oies
oyer : cuisinier

pannaseur : fabricant de panier en osier
patinier : fabricant de souliers
patenotrier :
fabricant de chapelets
pesselier : batteur de lin
peignerand :
fabricant de peigne
poissarde : poissonnière
porte-clef : gardien de prison
pontenier : bateleur
poulieur : fabricant de poulies

queux : cuisinier

recameur : brodeur
retier : fabricant de filet de pêche
remouleur : aiguiseur de couteaux ou outils tranchants
rempailleur : réparateur de chaises
roucheur : vendeur de roseaux

scieur de long : scieur de troncs en planches
sentinier : marinier sudre cordonnier

tabellion : notaire royal
taconier : savetier
tamelier : boulanger
tanneur : artisan qui prépare les peaux des animaux pour le cuir
taponnier :
fabricant de bouchons
taquier : charpentier réparant des bateaux
teleron : tisserand
tonnelier : artisan qui fait des tonneaux
trevier :
fabricant de voiles toucheur

valadier : foreur ou nettoyeur des fosses
vannier : artisan qui travaille l’osier verdier jardinier ou officier des eaux et forêts
verdurier : marchand de légumes
veslier :
boucher mais que de veau
voirjuré :
juge des causes civiles
vitor :
vannier, tonnelier

Dans mes ouvrages, je m’efforce de raconter la vie du « petit » peuple.

Plusieurs descriptions de métiers, d’artisans, jalonnent mes récits:

Le charron

Extrait du Clocher de l'abbaye

Thibaut, le père de Catherine, était charron et son atelier, situé devant sa maison, se trouvait en bas du village. Ne pouvant, ou ne voulant pas, parler de sa fille, il parla à Geoffroy de son métier.

          Vois-tu, jeune Geoffroy, mon travail commence pendant l’hiver. Après les dernières montées de sève, les arbres sont abattus, puis, à l’aide de différentes scies, je débite les arbres en planches, longerons et traverses. Ce bois est ensuite stocké et séché.

          Je suppose que toutes les essences n’ont pas les mêmes propriétés ? s’intéressa Geoffroy.

          Pas du tout ! reprit Thibaut pour affirmer sa manie de la contradiction, chaque essence possède ses caractéristiques : on utilise le chêne pour toutes les parties qui exigent une solidité à toute épreuve, comme pour la fabrication de la roue : jante et rayons. Le moyeu, quant à lui, est issu de l’orme ; pour les autres éléments, moins importants, le sapin, le frêne ou le hêtre sont utilisés. Les longerons, taillés dans un seul arbre et long de vingt à vingt-cinq pieds, constituent la base de toute charrette ; ce sont eux qui porteront la charge allant jusqu’à plusieurs milliers de livres. Le châssis de la charrette est entièrement assemblé par tenons et mortaises.

          Mais le plus délicat, je pense, renchérit Geoffroy, ce sont les roues.

          Non, les roues c’est le plus compliqué : il faut d’abord fabriquer le moyeu, le dégrossir à la hachette et le finir au ciseau. On fait le trou de l’axe au moyen de tarières. Les rais en chêne sont ajustés à la plane. La jante est constituée de plusieurs parties, en nombre impair pour la solidité de l’ensemble, découpées dans des planches de trois à quatre pouces d’épaisseur. Chaque partie reçoit deux rayons et on termine par le cerclage.

 Le tanneur

Extrait du Clocher de l'abbaye

Il poursuivit jusqu’à Bévilard et s’arrêta à un bâtiment situé un peu à l’écart du village, près de la rivière. Son emplacement, légèrement retiré, aussi bien que l’odeur âcre, forte et nauséabonde qui se dégageait de l’endroit, désignait la tannerie. Des peaux de vache, de mouton et de porc séchaient sur des branches d’arbres ou sur des grosses pierres, tandis que d’autres trempaient dans de grands bassins alimentés par l’eau de la Birse, ou dans de l’urine. Un ouvrier très sale et un jeune garçon filiforme grattaient férocement une innocente peau de bœuf à l’aide de pierres plates aiguisées. Un peu plus loin, une peau de vache était tendue sur un cadre de bois où un autre garçon raclait au couteau le gras de la peau.

Un grand gaillard aux cheveux filasse ébouriffés, vêtu d’une veste de cuir qui avait connu des jours meilleurs, sortit en courbant l’échine de l’atelier à l’instant où Robert s’arrêtait au portail. Il le fixa, tendu, et s’immobilisa devant lui, sans se compromettre, reconnaissant l’incarnation de la loi, mais sans savoir à qui il avait affaire. Il tenait à la main une espèce de gros gourdin et Robert eut un mouvement de recul avant de comprendre que cet objet servait à remuer les peaux dans les bassins. Les cuirs devaient s’imprégner de tanins de chêne pour les rendre imperméables. D’abord méfiant, le visage du tanneur s’éclaircit quand il comprit qu’on ne lui reprochait rien. Il lui expliqua que les peaux, une fois préparées, partaient dans différents ateliers. Ainsi les cuirs des vieilles carnes partaient chez le sellier et le bourrelier, les peaux un peu moins dures, chez le cordonnier et le savetier, les peaux fines de veaux et de chèvres allaient chez le parcheminier, les plus fines donnant le vélin très recherché, les peaux de mouton, de chevreuil et de cerf finissaient chez le gantier, qui ne faisait pas que des gants, mais aussi des cottes et des chausses. Le sellier acceptait aussi des peaux plus fines, car il faisait des gourdes telles qu’il en voyait une sur le cheval de Robert. 

Extrait du Fils du tanneur

Il passa les deux premières années à Bâle, effectuant des livraisons aux selliers, bourreliers, cordonniers, gantiers, savetiers, parcheminiers, relieurs qui tous utilisaient le cuir, bien que ce soit sous différentes formes. Il apprit à mieux connaître les diverses sortes de peaux et leur usage final. Il se familiarisa avec les quartiers des tanneurs, leurs odeurs âcres et son bouillonnement continuel.

Transformer le cuir rêche en une peau fine, douce comme du velours, est une opération qui prend des semaines. Les peaux sont d’abord trempées dans des fosses d’eau et de chaux pour enlever la chair el le poil, puis on les fait macérer dans des cuves contenant de l’écorce d’un chêne, le tan. Cette écorce est écrasée avec des meules. Il faut beaucoup d’eau et de bois, car l’eau est chauffée pour donner de la souplesse au cuir. Les bains se succèdent pendant des semaines, avec chaque fois un peu plus d’écorce, et aussi des traitements dont les corroyeurs gardent précieusement le secret. Avec le sang coagulé, la graisse, les peaux écorchées, les chairs putréfiées, les poils, les acides et la chaux, l’eau qui sortait des tanneries avait un goût détestable. Dans un village où il n’y en a qu’une et en général placée à l’extérieur, passe encore, mais en ville où elles sont regroupées dans un quartier, mieux valait ne pas être trop sensible pour ne pas rendre tripes et boyaux.

Mais Hugues s’y habitua.

Le gantier

Extrait du Marcassin sautillant

Laurent les invita à le suivre dans le quartier des artisans peaussiers, sis à côté de la rue des tanneurs. On y trouvait des bourreliers, des selliers, des corroyeurs, des savetiers, un cordonnier, un baudroyer, un boursier créateur d’aumônières, un relieur, un parcheminier et un gantier. Il s’arrêta devant l’échoppe de ce dernier.

L’artisan travaillait devant son ouvroir, auprès d’un petit feu qui l’éclairait, en cette fin de journée. De la rue, n’importe qui pouvait se faire une idée de sa dextérité, avant de lui confier un travail. Et pour cette raison, il n’en manquait pas. C’était un petit homme d’une cinquantaine d’années, un nez fin et des oreilles bourgeonnantes dépassant de son bonnet. Des lustres à rester penché sur l’ouvrage l’avaient voûté, et il ne se relevait jamais sans un gémissement et une grimace.

À l’arrivée de Laurent il gémit et grimaça comme à son habitude, puis lui sourit aimablement.

          Salut marchand de Porrentruy.

Puis, s’avisant de la présence des autres, il continua :

          Attendez un moment, je termine ça et je suis à vous.

Les Bruntrutains n’étaient pas pressés. Le petit atelier raisonnablement encombré dégageait une odeur agréable. Soigneusement empilées, de belles peaux tannées de chevreau attendaient les doigts délicats qui les porteraient. Des peaux de vieille vache, un peu trouées, étaient affectées aux gants de travail. Sur une table à portée de main s’alignaient plusieurs aiguilles et poinçons.

Héloïse le regardait, fascinée. Sa main allait et venait avec une rapidité extraordinaire, maniant l’alêne effilée avec précision.

          Tu ne te piques jamais ? finit-elle par dire.

L’autre rit et montra son pouce gauche : d’innombrables cicatrices s’y voyaient, coups malheureux qui avaient traversé la peau durcie.

          Je ne dis pas que ça m’amuse, mais ce sont les risques du métier. Et par les temps qui courent, ça paraît dérisoire.

Le bistourneur (ou hongreur)

Extrait des Secrets du cloître

Marc, un peu saoulé de ces explications, se tourna vers le petit homme compagnon du grand maigre.

          Et vous Messire… En quoi consiste votre métier de bistourneur ?

A quoi l’interrogé répondit en bombant le torse :

          Je castre les animaux.

          Tous, sans exception ?

          Ben, à commencer par les mâles. Les taurillons, les chevaux et les béliers ! Je ne vois pas quelles autres bêtes on castrerait.

          Pardon, coupa son compagnon, tu oublies les coqs !

          C’est vrai, mais je ne m’en occupe pas…

          Facétieux, Marc en rajouta :

          Et les chats, les chiens ? vous vous en chargez ?

          Messire le Parisien, nous sommes à la campagne ! Imaginez-vous que j’astique les lièvres et les loups ?

– Je plaisantais… voyons, reprit Marc. Pourquoi castre-t-on les animaux domestiques ?

          Eh bien, un étalon par exemple, s’il n’est pas castré, cassera tout au timon. Trop vif, trop emporté ! Impossible de l’atteler. Tandis qu’un hongre est bien plus docile ! Un taureau castré, ça donne un bon bœuf de trait… placide, facile à mener. Un bélier… un seul suffit pour le troupeau, sinon vous assisteriez à la guerre des chefs. Regardez les chapons… une fois « coupés », ils ne se battent plus, ils se contentent de manger pour grossir à point. Et deux coqs dans le poulailler… pire que deux prédicateurs sur la chaire !

          Si je comprends bien, vous êtes une sorte de chirurgien ?

Fier, le bistourneur apprécia le compliment :

          Vous m’honorez, quoique ma pratique demande beaucoup d’adresse et d’habileté pour bien attraper et couper les testicules !

          Ouh, cela doit faire mal, dit Marc en se redressant sur ses étriers, comme s’il recherchait une position plus confortable sur sa selle.

Le chaudronnier

Extrait des Secrets du cloître

Il y avait un seul chaudronnier à La Neuveville. Et c’était normal. Car un artisan de ce type allait en général de village en village pour y proposer ses services. Il réparait les chaudrons et tout objet en cuivre. Les plus malins réussissaient à s’établir et à avoir pignon sur rue. Tel était le cas d’Hégésippe Pleidière, le mari de la fille Mérat. Consulté, l’aubergiste leur indiqua une ruelle près du port. Ils y trouveraient la maison et l’atelier du chaudronnier. De loin déjà, on entendait des coups rythmés frappés sur du métal. Ils situaient nettement l’endroit où se rendre.

Un personnage basané gros et lourd vint au-devant d’eux dès qu’il les aperçut. Sur son torse velu dénudé coulait en abondance une sueur presque bouillante. Il vit les éperons de chevalier d’Arnaud et se courba en guise de salut. De longs cheveux embroussaillés tombaient sur ses épaules et se mêlaient aux poils drus et gluants de son poitrail. On eût dit un homme sauvage, un barbare. Il semblait nu sous son énorme tablier de cuir. Lorsqu’il bougeait les épaules, les muscles frémissaient sous sa peau, de sorte qu’elle tremblait continuellement comme celles d’un tambour qu’on bat. Il fixa sur eux un œil aussi sulfureux que les braises de son foyer. De son énorme main poilue et noircie, il salua une nouvelle fois, de façon plus avenante. Non, lui-même n’était pas maître Pleidière, mais bien son ouvrier. Avant de se remettre au travail, il leur désigna au fond du sombre atelier, un homme de haute taille, au teint terreux, au nez aquilin et aux cheveux gris, courts et raides. Quand cet homme tourna son visage vers eux, plus personne ne douta que ce soit lui le patron des lieux. Son air suffisant et ses yeux impérieux montraient l’homme de savoir, de commandement, fier de sa réussite sociale. Il mettait la dernière main à une superbe pièce, une vasque de fonts baptismaux. Il posa ses outils d’un air contrarié et daigna prêter attention aux intrus. Marc, dans un langage châtié, entreprit de raconter le pourquoi de leur visite.

Le scieur de long

Extrait des Secrets du cloître

La femme conduisit ensuite le visiteur auprès de son mari. Au milieu de la grange, où de chaque côté, les « cots » de foin montaient jusqu’à la noire poutraison du toit, les deux compères s’activaient.

L’un d’eux, planté sur une bille, étirait une longue carcasse ossue et fine à contre-jour. L’autre, sur le plancher en contre-bas, était de plus petite taille. Il avait un regard dur, un nez en bec de faucon et une bouche fendue d’une oreille à l’autre. Ils imprimaient à eux deux un mouvement de va-et-vient à une scie munie de quatre manchons. L’homme du dessus, le chevrier, tenait les siens, un à chaque main, qui lui permettaient de monter la lame vers le haut, tandis que celui du dessous, le renardier, descendait la scie pareillement tenue vers le bas. La grume, d’abord équarrie à la doloire, était relevée à un bout sur un solide chevalet à pieds en X. L’autre extrémité reposait à même le plancher. Sur le bois pelé, on avait préalablement tracé une ligne droite au moyen d’une corde mouillée enduite de cendre. La trace grise laissée servait de guide-âne pour obtenir des planches bien droites. Le chevrier s’appliquait à hâler la « niargue », du niveau des genoux à plus haut que sa tête et reculait à mesure que la scie mordait dans la bille. Le paysan au sol la ramenait vers lui en-dessous. Le mouvement alterné devait être parfaitement rythmé, la verticalité strictement respectée. Il demandait un effort surhumain pour débiter en planches régulières et propres, le tronc d’arbre abattu. Une belle sciure qui sentait la résine poudroyait dans la lumière matinale.

A l’arrivée des intrus, les scieurs, avec une singulière délicatesse, arrêtèrent la manœuvre. Ils suaient à grosses gouttes. Ils brossèrent leurs avant-bras, se passèrent une gourde à laquelle ils burent à grandes lampées, avant d’entamer la conversation. Ils avaient l’air content de cet intermède inattendu.

Le forgeron

Extrait des Secrets du cloître

Lorsqu’ils arrivèrent à la forge, l’homme de fer tenait dans les mâchoires d’une pince une barre de métal brûlant dont l’extrémité chauffée à blanc reposait sur l’enclume. Le marteau tapota la table d’acier comme une bête qui piétine avant de prendre son élan. Et subitement, levé dans un geste large, l’outil retomba sur le point lumineux qui s’écrasa sous le choc. Battu avec précision, le fer incandescent prenait la forme d’une langue aiguë. A mesure qu’il se refroidissait, sa couleur passait du jaune feu au rose cerise, et des grumeaux noirs apparaissaient par endroits sur la gaine fluorescente. Ayant aperçu les visiteurs, le forgeron reporta la barre sur la plateforme de chauffe et l’enfonça dans une petite caverne de braises rougeoyantes. La tuyère du soufflet donnait de l’air au foyer, et deux flammes vives en forme de croissant jaillissaient hors de la carapace de charbon noir, grenu. Il s’essuya le front avec le revers de la main, s’enquit du désir des nouveaux-venus, et plein de confiance, leur désigna des coffres qu’il aida à installer sur les chevaux au moyen de lanières de cuir.

Extrait du Clocher de l'abbaye

L’atelier du forgeron était un lieu convivial, non par son aménagement, mais parce que les villageois aimaient s’y rassembler. Le forgeron était un personnage respecté, aussi bien des humbles que des forts et c’était souvent l’homme choisi pour présenter les doléances au seigneur.

Il fait sombre dans l’atelier, car pour savoir qu’elle est la température atteinte par le métal lors de la chauffe, l’artisan se base sur les couleurs qui sont très diffusantes et ne peuvent être appréciées à leur juste teinte que dans la pénombre. C’est pourquoi, s’il ne fait pas trop froid, les gens restent dehors et discutent avec le forgeron qui a laissé sa porte ouverte. Hugues, le forgeron du village, petit et très fort, le visage rond aux profondes rides de caractère, les mains calleuses rongées de suie, et les sclérotiques rouges, comme tous les maîtres du fer et du feu était l’homme qui d’un coup d’œil savait où l’outil en était de son tranchant, si l’œil était gauche et où il fallait rajouter du métal. Son bras droit, piqueté de marques blanches de brûlures, était deux fois plus musculeux que le gauche. Aujourd’hui, il s’acharnait sans pitié sur une innocente barre de fer tandis qu’un petit apprenti de huit ou dix ans, les cheveux dans la figure, collés par la sueur, actionnait à en perdre haleine le grand soufflet.

Extrait du Marcassin sautillant

Tandis que Laurent s’en alla du côté des marchands, les deux hommes du fer, qui avaient récupéré Héloïse, s’empressèrent de rejoindre Michel dans le quartier des fabres. Ce dernier les accueillit cordialement. À leur demande, il leur fit visiter le secteur. Fier de son métier, Michel ne se fit pas prier et expliqua minutieusement chaque détail, plus particulièrement à l’adresse de la fille de Luc, qui lui souriait aimablement. Tous les forgerons ne fabriquaient pas la même chose ; certains se spécialisaient à faire des clous, d’autres des socs de charrue, d’aucuns des objets tranchants, d’autres encore des ferrures de porte, ou des fers à cheval, ou des armures, ou des objets tels que cercles de tonneaux ou de roues, chandeliers, grilles et ainsi de suite. Mais tous avaient besoin de fer. Le métal arrivait plus ou moins dégrossi, de mines disséminées dans la région. Des bas fourneaux sur place avaient déjà extrait quelques impuretés, mais ici, on réchauffait encore une fois la matière brute pour obtenir un métal le plus pur possible. C’est pourquoi on construisait les fours en terre plus hauts, afin d’atteindre une température plus élevée.

Les hauts fourneaux alternent minerai et charbon de bois. Un ou deux aides activent des soufflets à la base, et au bout de quelques heures, on obtient un lingot de fer, encore mêlé de quelques scories. Pendant que Michel expliquait et montrait, ils sortirent tous à sa suite vers le moulin à eau. Là, un canal détournait de la Lizaine un courant plus puissant qui miroitait dans le soleil du matin ; l’eau actionnait un moulin, qui faisait d’abord tourner des axes, entraînant une rangée de lourds marteaux, de presses à métaux et les poignées des soufflets rotatifs qui faisaient ronfler les chaudières des fourneaux. C’était un endroit bruyant, plein du vacarme de l’eau, du concassage des pierres, du ronflement du feu et des crépitements de l’air ; tous ces éléments trépidaient sous l’effet de la transmutation, leur cassant les oreilles. Une odeur de brûlé flottait dans l’air. Le courant, poussant sur les pales d’une forte roue en bois, la faisait tourner en grinçant. Ils entrèrent. Au milieu du bâtiment, une solide traverse en chêne était fixée sur l’axe de la roue à aubes ; à l’autre bout tournait une roue dentée. À chaque denture d’engrenage, un énorme marteau se soulevait et venait frapper une enclume géante. Des gerbes d’étincelles jaillissaient de la pièce métallique que deux ferrons retournaient avec de longues pinces.

          À bras, vingt hommes n’y suffiraient pas ! commenta Michel, en criant pour couvrir le bruit. C’est ainsi que nous affinons le métal.

Il leur expliqua ensuite que malheureusement ce traitement mécanique n’était pas opportun pour forger les lames d’épée, de scramasaxe, de pointes de lance et toutes les autres armes ou objets tranchants. Car pour ce travail de finition, il faut doser la force de la frappe selon le métal, son épaisseur et sa température. Et la sensibilité du maître forgeron est – encore – indispensable.

          La qualité de nos lames vient de notre alliage, poursuivit Michel à la question de Luc. Vois-tu, le fer est souple mais trop tendre, tandis que l’acier est dur mais cassant. Pour avoir une bonne lame, il suffit d’alterner une couche de chaque.

          Combien en faut-il ? demanda Conon.

          Quelques dizaines, voire une centaine ! estima Michel en haussant les épaules.

          Vous repliez et ressoudez cent fois une lame ?

          Pas vraiment, concéda Michel en souriant. Nos prix sont élevés, mais si on suivait ton idée… Réfléchis un peu : un plat de fer et plat d’acier soudés ensemble, au premier pli on obtient quatre couches, au deuxième pli huit couches, au troisième seize, au quatrième trente-deux, puis soixante-quatre, et enfin cent vingt-huit ! Soit cinq opérations, ou six selon le cas !

          À vous entendre, cela paraît simple ! s’exclama Héloïse.

Oh non, je n’ai pas dit cela, bien au contraire ! Il faut des années de pratique, juste assez de chaleur pour lier le métal sans le brûler, et une grande dextérité à manier le marteau. Chacun des forgerons que vous voyez céans pourrait casser une noix entre vos dents sans vous faire le moindre mal. Vous voulez tenter l’expérience ?

Extrait du Marcassin sautillant

À l’extrémité de Charmoille, le son du marteau qui frappait à intervalles réguliers, une pièce d’acier, retentissait dans le village. Guidés par le bruit, les hommes s’arrêtèrent devant une pauvre forge de campagne, un simple abri de planches accolé à une maison à pans de bois et aux murs en torchis. Tout un côté de l’abri formait la cheminée. Le forgeron en tablier de cuir maintenait une barre de fer, sur le plat de l’enclume à l’aide d’une large pince. Il la plongea de nouveau dans les braises du foyer, rougissantes sous l’effet du grand soufflet en peau de bœuf, qu’un gamin actionnait. Une fois à bonne température, il recommença son martèlement jusqu’à obtenir la pièce désirée. Les ferrures qu’il était en train de préparer devaient servir à l’assemblage d’une nouvelle porte destinée à l’un des habitants du hameau. Satisfait de la forme donnée, il trempa le métal dans un bac d’eau froide d’où s’éleva une épaisse fumée âcre. L’odeur de la forge montait à la gorge.

Soudain conscient de la présence des cavaliers, l’homme de fer s’arrêta de travailler, posa la grosse pince et son marteau, passa son avant-bras sur son front en sueur et ordonna au gamin de laisser ainsi le foyer. Puis il écouta respectueusement Luzius.

Le haubergier (fabricant de cottes de mailles) –

Extrait du Marcassin sautillant

Haubergier

On arriva vite à l’atelier du haubergier, situé un peu plus haut que l’auberge. C’était une bâtisse à deux niveaux, adossée à la muraille côté couchant, dont tout le rez-de-chaussée servait à la manufacture des pièces d’armement et au stockage du matériel nécessaire. Dans la cour devant la maison, le four où l’artisan réchauffait ses métaux reposait en ce jour, éteint. Soigneusement nettoyé, comme le reste de la cour, voilà qui indiquait le sérieux de l’artisan. À peine poussé la porte, on découvrait, astucieusement exposé, le savoir-faire de la maison : un camail, une cervelière, des chausses, des gantelets et des moufles de maille de diverses grandeurs. Deux magnifiques hauberts, dont un sans manche, attiraient le regard et suscitaient l’admiration par leur habile manufacture et leur délicate finition.

Conon travaillait devant la fenêtre, dont le parchemin tendu laissait passer juste assez de lumière pour œuvrer. Dans un grand caisson à ses pieds s’entassaient une quantité impressionnante d’anneaux de métal, préalablement calibrés. D’un diamètre d’environ un tiers de pouce, les boucles étaient toutes coupées en un endroit pour permettre leur enfilage suivi du sertissage. Avec une vitesse et une dextérité impressionnantes, Conon les attrapait une à une, les imbriquait l’une dans l’autre à l’aide d’une petite pince plate et les refermait avec une autre. Le rythme était tout simplement époustouflant. Tout en travaillant, il pouvait suivre une discussion sans paraître le moins du monde incommodé. Il devait cependant garder les yeux à son ouvrage car cela requérait une grande précision. L’interlocuteur restait souvent décontenancé par le haubergier qui répondait sans le regarder dans les yeux. Lorsqu’il eut terminé une rangée, il posa son ouvrage et s’occupa du soldat au gantelet manquant.

Le petit rouquin rondouillard l’essaya, fit quelques mouvements pour en apprécier la souplesse, frappa le bide du grand au nez camus pour en tester la résistance et, comme ce dernier se plia en deux de douleur, notre client s’en estima satisfait.

Le maréchal-ferrant

Extrait des Secrets du cloître

porte du bourg à peine passée, Marc remarqua que son cheval boitait. Le Parisien tenait à sa jument, une bonne bête endurante et calme, même dans les chemins les plus ardus. Ils retournèrent donc sur leurs pas et cherchèrent en ville un maréchal-ferrant. L’homme de métier confirma le diagnostic d’Arnaud : une enclouure enfoncée dans la chair. Elle avait généré un abcès. Oui, on devait s’occuper de cette blessure et par la même occasion, vérifier l’ensemble du ferrage. Le cheval pourrait marcher avec un fer neuf sur un sabot soigné. Interdiction de trotter pendant une journée, au moins.

          Si vous êtes pressé, vendez-le et achetez-en un autre en bonne forme. Je peux vous recommander un marchand de chevaux sérieux, conseilla le maréchal.

Presque offensé, Marc refusa énergiquement, car il chérissait sa jument. Il aida le forgeron à pousser le cheval entre les montants de travail. Il resta avec lui et lui parla doucement pendant toute l’intervention. La bête devait souffrir pour accepter qu’on plie sa jambe et qu’on la pose sur un billot. Le maréchal dégagea tous les clous rabattus sur la corne du sabot et une fois redressés, il les arracha l’un après l’autre avec des tenailles. La bête broncha quand il extirpa le clou blessant enfoncé dans la sole. L’homme tailla la partie de matière cornée atteinte, autour du trou laissé par le clou arraché. Il se retira vivement quand l’abcès creva. Une giclée de pus jaillit brusquement de la plaie profonde.

          C’est bon, dit-il, le vieux fer est enlevé. Curons la plaie et ensuite je vais la cautériser au fer rouge.

Marc craignait la douleur pour sa brave jument. Il la tint solidement par la têtière et lui parla comme à un enfant malade :

          Calme, calme, ma belle, c’est bientôt fini.

Le forgeron approcha l’outil brûlant, l’introduisit avec une maîtrise consommée dans la plaie qui grésilla, juste le temps qu’il fallait. Rien de plus. De fortes odeurs mêlées, de corne, de chair brûlée, prenaient à la gorge. Une fois la fumée dissipée, il entreprit de rogner, de limer, de tailler le sabot au moyen du rogne-pied. Il lui redonna une belle forme et quand il en fut satisfait, il prit le nouveau fer rougi qui attendait dans la braise, il le travailla à coups de marteau adroits et précis. De temps en temps, il l’essayait sur le sabot soigné, le réchauffait pour le modifier jusqu’à ce qu’il soit parfaitement adapté au pied du cheval. Lorsqu’il le plaça fermement, un nuage de fumée envahit la forge. Il l’ôta encore une fois, le plongea dans un seau d’eau froide qui dégagea une vapeur sifflante. Il posa sur la blessure une bonne pincée d’herbes médicinales. Il replaça le fer pour de bon et entreprit de le clouer méthodiquement, sans oublier de replier la pointe qui affleurait sur le sabot.

          Ho ho… c’est terminé mon grand. Voilà de la belle ouvrage. Remets-toi sur tes quatre pieds… Sortez-le des barrières, je vais juste contrôler les autres sabots. Je les soulève l’un après l’autre.

Il les appuya tour à tour sur son tablier de cuir, les nettoya avec une sorte de gouge, remplaça un clou ou l’autre qui manquaient et conclut :

          C’est bon, ça ira. Mais si vous entreprenez un long voyage, passez voir le maréchal-ferrant avant.

La jument éprouvée tremblait de tous ses membres. Elle émettait de rauques hennissements assourdis et roulait ses gros yeux inquiets. Marc décida de lui accorder un jour de repos. Une nuit de plus à La Neuveville… sage mesure. « Qui veut aller loin ménage sa monture », pensa-t-il. Il remercia le maréchal-ferrant, paya comptant son intervention et ramena la jument à l’écurie de l’auberge.

Le charbonnier

Extrait du Fils du tanneur

La méthode du charbonnier résidait à allumer le bois empilé en meules, puis à atténuer le feu avec des mottes de terre en évitant la pénétration de l’air et à laisser ainsi brûler le bois pour que l’action du feu pénètre jusqu’en son centre de façon à réduire le bois en charbon. Rien de bien compliqué en apparence. Mais il faut savoir qu’un bois trop consumé aurait donné de la braise, combustible de qualité médiocre. Cette carbonisation durant entre sept et trente jours selon le volume de la meule, la conduite du « fourneau » nécessitait une grande maîtrise tant du feu que du vent dont il fallait savoir se faire un allié en évitant les effets ravageurs qu’il pourrait avoir sur la combustion de la meule. La qualité du charbon obtenu dépendait non seulement de la conduite de la carbonisation, mais aussi de la nature du bois utilisé. C’est ainsi qu’avec les bois durs (chêne, hêtre, charme…), on obtenait un charbon donnant beaucoup de chaleur. Le charbon obtenu à partir de bois tendres (bouleau, tremble, peuplier, tilleul, pin…) fournissait moins de chaleur, mais procurait (surtout le pin), prétendait-on, plus de douceur aux métaux. Les mensurations du bois et le degré de séchage étaient aussi décisifs.

Une charbonnière pouvait déboiser une forêt sur un rayon de trois cents pieds en quarante jours. L’instruction était donc de commencer à l’orée, la surface nouvellement essartée pouvant être utilisée pour de nouveaux champs. Pierre lui dit qu’il serait dommage d’utiliser les beaux arbres à haute futaie pour en faire du charbon. Ils pourraient être d’un meilleur rendement s’ils étaient vendus comme poutres ou planches. Cela donna l’idée à Hugues d’ajouter une scierie hydraulique au moulin, ouvrage qu’il avait déjà vu en Italie. Pour une maison de taille moyenne, il fallait compter environ douze arbres. Après un rapide calcul, Hugues se dit que « sa » forêt, sans renouvellement, serait épuisée au bout d’une quinzaine d’années. Bah, il avait le temps de voir venir. En quinze ans, beaucoup de choses pouvaient arriver. Mais il s’agissait de garder cela en tête.

Le tisserand

Extrait du Fils du tanneur

Durant l’été, un étage fut ajouté sur l’écurie. Hugues y fit installer une machine à tisser toute moderne, avec des pédales pour lever alternativement les fils afin de faciliter et accélérer le passage de la navette. Au début, il pensait ainsi occuper les filles pendant leurs heures creuses. Mais le succès grandissant de l’établissement fit que le métier se trouvât trop souvent inoccupé. Il engagea alors un couple de tisserands et acheta plutôt quelques rouets pour les filles.

Le rouet était une invention récente et remplaçait avantageusement le fuseau. La pédale permettait sa rotation et la quenouille fixée sur un dévidoir économisaient force et temps. Il était interdit dans certaines régions, pour protéger la main d’œuvre ou par peur du progrès – certains religieux reconnaissant, ou soupçonnant, dans ces nouvelles machines l’œuvre du démon -, mais le prince bâlois n’y voyait pas de mal. Il était plus facile d’abandonner et reprendre le travail sur cet instrument que sur la machine à tisser qui demandait une grande concentration et une longue mise en place.

Le tisserand engagé dut intégrer la guilde des tanneurs et tisserands. Ce fut heureusement aisé, car il y avait eu plusieurs décès durant la peste, et normalement ces guildes sont assez fermées et n’aiment pas la concurrence. Les règlements sont stricts et fixent les prix, les conditions de travail, et les modalités de fabrication. Encore une fois, Hugues réussit à faire avaliser la nouvelle machine à tisser en arguant du manque de main d’œuvre. Il est vrai que certains membres de la guilde se laissèrent attendrir par les charmes des filles de la maison de bains…

Le principe du tissage est des plus simples : il faut faire passer, à l’aide d’une navette, un fil de laine perpendiculairement à ceux que l’ourdissage a disposés en parallèle ; ce fil sera la trame qui passe successivement au-dessus d’un fil de la chaîne, puis au-dessous du suivant. Les tisserands, ils travaillent par paire en général, à l’aide d’une pédale, font se lever et s’abaisser l’un puis l’autre de ces fils de chaîne ; ils lancent la navette sur toute la largeur, et recommencent dans le sens inverse. Il faut veiller attentivement aux erreurs de passage de la navette, aux éventuelles ruptures des fils, au tassage progressif de la partie tissée. Pour varier, parfois le fil de chaîne est en lin, ou en chanvre, ou en coton, ou encore en d’autres matières, ce qui donne des consistances ou propriétés différentes au tissu.

Le mercier

Extrait du Fils du tanneur

Le lendemain, Hugues se rendit avec Hans à la place du marché. Ils désiraient acheter un cadeau de mariage pour leurs promises respectives. Le ciel s’était couvert. Les cloches carillonnaient pour éloigner la foudre et le tonnerre menaçants. Le commerce battait son plein. Les échoppes étaient ouvertes et les étals déployés. Porteurs d’eau, vendeurs de bière, marchandes de beurre et d’herbes proposaient leurs produits. Etameurs et colporteurs les accostaient en quête de clientèle. Un dizainier rougeaud, plein de son importance, déambulait en proclamant à la ronde la récente ordonnance interdisant l’usage de chaume, de paille ou de roseaux dans les maisons ou les tavernes, matériaux inflammables qui brûlaient facilement. Les deux amis jouèrent des coudes sans tenir compte des protestations indignées pour parvenir dans la halle des merciers.

Plusieurs clientes se bousculaient d’un côté d’une table longue et étroite, et essayaient des guimpes, des chapelets d’orfèvrerie, des résilles, tandis que des hommes, un plus loin, s’intéressaient aux chaperons, toques à revers taillés, chapeaux de feutre ou bonnets de toutes tailles qu’un vendeur leur offrait.

Les marchandises les plus diverses remplissaient les rayonnages et les lourds bahuts mis contre les murs, s’empilaient sur les tables, s’amoncelaient sur le carrelage dans des corbeilles ou sur des plateaux. Il y avait de quoi faire tourner la tête la plus solide ! Rubans, boucles de ceintures ou de souliers, gants ordinaires ou fourrés, mitaines, lacets, épingles d’archal et d’argent, dés à coudre en vermeil, rasoirs du plus fin acier, ciseaux à broder, cure-oreilles et cure-dents, fers à lisser ou à crêper les cheveux, chaînettes ciselées, écrins à bijoux, bourses de cuirs, courroies de soie, chausse-pieds de corne, peignes d’écaille, miroirs, fards pour les belles, roses et blancs, savons de Strasbourg, agrafes, aumônières, brides d’attaches ornées de boutons d’or ou de soie, pelissons fourrés de loutre ou de vair, doublures d’écureuil ou de lièvre, tablettes de cire munies d’un stylet pour écrire, instruments de musique divers, allant de la flûte à la harpe, bijoux de toutes sortes, jouets pour les enfants, balles et poupées habillées, moules à gâteaux, cuillères de bois de tremble, couteaux à lame ronde ou effilée, paniers de joncs, pilons de buis ou de marbre…

L’arôme des épices s’intensifia. Sur de larges plateaux de vannerie, dans des sachets de toiles fine, on pouvait acheter du safran, du gingembre, du cumin, du poivre, des clous de girofle, des graines de paradis, de la cannelle, des pistaches, du thym, de l’aneth, du romarin, de la sarriette, de la sauge, en poudre ou en feuilles fraîches…

Une jeune fille coiffée d’une couronne de fleurs des champs, drapée dans un surcot de soie ponceau, se faufila jusqu’à l’étal de lingerie qui semblait la fasciner. Avec un plaisir si flagrant que c’en était inconvenant, la demoiselle maniait chemises, mouchoirs, bas de chausses, camisoles, dentelles, surcots bordés de fourrure, ceintures brodées, et autres atours féminins. Elle plongeait ses mains dans la soie, le linon, le satin, le molequin, le crêpe ou la mousseline, avec une sorte de volupté avide qu’on ne pouvait contempler sans gêne…

En se détournant, les deux amis se trouvèrent devant des pièces de toile, de serge, de camelot, d’étamine, de futaine, de drap, de chanvre, de lin et de fil, qui s’empilaient à même des planches posées sur des tréteaux.

Ils passèrent sans s’y intéresser devant les éventaires d’armes, de clous, de ciseaux et tous objets de fer, d’acier, de cuivre, d’airain, de laiton, devant les boîtes d’épingles et d’aiguilles de toutes tailles, devant les serrures, les cadenas, ainsi que devant les fournitures pour la pêche et la chasse, mais s’arrêtèrent un moment devant les tapisseries, courtines, courtepointes et couvertures. Les différents miroirs retinrent plus leur attention : il en était en argent poli, ronds comme des assiettes, des miroirs à manche, des miroirs de vitre sur feuille d’étain, coupés à l’octogone dans des cadres de différents matériaux.

Ils terminèrent leur tour de boutique en contemplant avec respect les livres de prières, les heures, les psaumes, et les catéchismes posés avec soin sur une petite table recouverte de velours verts, au-dessus de laquelle étaient accrochés quelques images pieuses et panneaux de bois décorés ou peints.

Hans se décida pour un joli miroir dans un cadre de vermeil, tandis qu’Hugues acheta une ravissante chape en fourrure de martre, confortable et pas trop voyante. Ils se hâtèrent de ramener les présents à l’auberge de Hans où ils prirent un léger repas avant de se rendre à une maison de bains de l’autre côté de la ville. Ils avaient rendez-vous avec la fiancée d’Hans et sa sœur.

Ils retrouvèrent la rue et ses fracas, bourdonnements, clameurs, cliquetis des gobelets et seaux attachés à la ceinture des porteurs d’eau qui puisaient directement sur les bords du Rhin, cris aigus des ciriers qui vendaient leurs chandelles de suifs et leurs torches de cire, cris plus âcres des étaliers qui rabattaient leurs grands volets de bois pour présenter leurs marchandises. Un savetier hurlait qu’il changeait semelles et empeignes pour une misère. Des rubaniers proposaient aux dames, avec un air de s’y connaître, des fils et des lacets.

Le paysan

Extrait du Clocher de l'abbaye

Les moissons commencèrent d’abord dans les champs les mieux exposés. Des gars de la vallée étaient venus donner un coup de main, car en bas, les récoltes étaient terminées depuis quelques jours. Les hommes, en chemises et braies, coupaient à la faux les épis que les javeleuses liaient en gerbes avec des tresses de paille, aidées par des enfants parfois très jeunes et auxquels l’enthousiasme du début faisait souvent vite place à une fatigue soumise et à une déférente obéissance et dont les quelques sursauts de révolte étaient vite maîtrisés par quelques taloches adroitement, généreusement et prestement distribuées. Le plus habile des moissonneurs prenait le premier rang, avançant de son pas cadencé par le souple mouvement de la faux, et les autres s’efforçaient de le suivre, soucieux de ne pas rompre le rythme. Les gerbes étaient ensuite entassées en meules avant d’être acheminées en charrettes ou à dos d’homme vers les granges ou les aires à battre.

Chaque dixième gerbe était mise de côté pour la dîme avec un soupir résigné ou un cri exagérément désespéré : « Oh ! la dîme ! » A moins de grande nécessité, le battage n’aurait lieu qu’une fois tous les travaux extérieurs terminés. De temps en temps, le bruit sifflant et métallique des pierres à aiguiser sur la faux indiquait une pause dans le fauchage, pour repartir de plus belle avec un outil plus tranchant. Le travail commencé au lever du soleil ne s’achevait qu’au crépuscule. Les équipes passaient de champ en champ, se pressant pour achever la coupe des épis avant que les orages ne les interrompent dans leur élan. Paysans et paysannes étaient exténués. Les récoltes n’étaient pas extraordinaires. On aurait faim avant que le printemps ne revienne.

Le meunier

Extrait du Marcassin sautillant

Le lendemain, la jeune fille, emmitouflée dans des atours ne craignant pas trop la poussière, se présenta à la porte de la minoterie. Comme le patron Eudes brillait par son absence – Martin souffla qu’il fréquentait régulièrement la taverne -, le jeune homme lui fit visiter fièrement son lieu de travail. Il lui décrivit tout avec force détails, émaillant ses renseignements de « regarde bien, tu n’as sûrement jamais vu cela » et de « est-ce que tu savais ça ? »…

          La première chose qu’il nous faut apprendre à reconnaître, c’est le comportement des divers types de grains, dit-il tout haut, en lui indiquant plusieurs tas de variétés distinctes.

Il versa le contenu d’un récipient dans la trémie, une espèce de grand entonnoir en bois. Les grains roulèrent vers une cavité où deux meules, l’une tournant sur l’autre immobile, s’en emparèrent pour les broyer avec voracité. Une nuée d’imperceptible poussière dorée s’en échappa.

          Fais attention Adèle, écarte-toi un peu, sinon ça va te happer par les vêtements. Quand on va te retrouver de l’autre côté, je puis te garantir que tu n’auras pas fière allure dans le pain. Le fils du meunier de Boncourt a mal estimé son espace : il a été fauché par une verge. Pas facile, ce métier, c’est moi qui te le dis. Mais je n’en ferais pas d’autre.

Martin avait pris la jeune fille par les épaules pour la faire reculer. Il faisait tout pour se mettre en valeur. Adèle ne put s’empêcher de frissonner à son contact.

La mouture brute était emmenée vers la bluterie. C’était un panneau mobile muni de soies ou de brins conçus pour séparer la farine de la semoule et du son. Grâce au blutoir, le meunier peut extraire différents degrés de mouture. On récupère également la semoule qui est issue d’un broyage grossier de blé dur, de même que le son, déchet de cette mouture. Le blutoir avait l’aspect d’une énorme huche en bois. En raison de sa grandeur, il était installé dans une resserre annexée au moulin.

          On ne malaxe pas de la même manière les bleds et tout autre sorte de grains, dit Martin. Il faut aussi tenir compte du taux d’humidité qu’il y a dedans. Nous devons reconnaître quel bluteau fait quelle mouture et quels produits on peut tirer de chaque céréale. Il y a aussi la façon de nettoyer les grains et de les étuver avant de les moudre. Un bon meunier doit savoir fabriquer des mélanges dont l’apport est avantageux pour le peuple et être capable de bien conserver ses farines. Et encore, ce n’est pas tout…

Tout en devisant, Martin manipulait les sacs. Adèle était fascinée par l’ingénieux mécanisme du moulin et le processus de transformation sophistiqué, sans lequel le métier de boulanger n’aurait jamais pu prospérer.

Une quinte de toux signala l’entrée d’Eudes. Celui-ci alla ouvrir une fenêtre et se pencha à l’extérieur pour cracher.

          C’est de famille, cette toux, dit-il en apercevant Adèle, comme pour s’excuser. On finit tous pas l’attraper tôt ou tard et après, plus moyen de s’en débarrasser.

Effectivement, l’atmosphère du moulin, saturée de bruits et de poussière de farine, chargée de l’odeur des grains moulus, était difficile à supporter à la longue. Les particules en suspension faisaient tousser et desséchaient la gorge. Ce qui fournissait une excuse valable à une soif inextinguible.

Le bûcheron

Extrait du Marcassin sautillant

Il n’y avait qu’un seul vrai bûcheron dans le groupe. C’est-à-dire un spécialiste qui connaissait les différentes essences, qui savait quel arbre abattre, comment s’y prendre tout en garantissant la sécurité des autres, qui possédait tous les secrets de l’ébranchage, du dégauchissage, de l’énoeutage, de l’écorçage, du débitage en bûches régulières, du fagotage, qui indiquait ce qu’il fallait laisser sur le sol pour préserver un humus de qualité, qui savait combien de temps devaient sécher les grumes avant de pouvoir les utiliser dans une charpente ou toute autre partie d’une bâtisse, et bien d’autres secrets qu’il gardait secrets parce que c’étaient des secrets. Les autres n’étaient que des manieurs de haches ou de scies. À quelques centaines de toises du chantier, la forêt de l’Eter couvrait les flancs de la montagne menant au plateau de Diesse et pouvait fournir abondamment tout le bois de construction désiré, grâce à l’autorisation princière.

On pourrait s’étonner de voir utiliser ainsi des bois verts, qui à l’évidence vont travailler et se déformer. Cela est voulu : la charpente, les colombages, en se vrillant légèrement vont bloquer les assemblages, et notamment les tenons, mortaises et clefs – tous en bois – qui maintiennent l’ensemble, le rendant rigide à l’extrême.

Le potier

Extrait du Clocher de l'abbaye

Après avoir mangé, Robert poursuivit sa route et stoppa à Malleray devant la poterie. Des enfants de trois à six ans, pieds nus, jouaient en criant devant l’atelier. Le potier avait encore sa roue à l’extérieur, sous un auvent. C’était un homme sans doute encore jeune mais à la calvitie déjà bien avancée. D’épais sourcils noirs surmontaient des yeux vifs et un nez en bec d’aigle. Assis devant son tournoir, il le faisait pirouetter de ses pieds nus sur une plaque fixée au pied de l’axe. A l’aide d’un morceau de terre glaise, il étirait cette masse sur la plate-forme horizontale et parfaitement ronde située au-dessus d’un cylindre de bois posé perpendiculairement sur la plaque, pour lui donner la forme d’un pot. On ne peut être que fasciné par l’aisance et la rapidité avec laquelle il confectionnait ces objets. Une fois terminé, il le posa sur une planche pour le laisser sécher avant de le cuire au four. D’autres objets, des cruches de différentes grandeurs, des pots et des plats de toutes tailles et des espèces de tuyaux attendaient également le même destin. Le potier leva enfin les yeux, enveloppa la terre non utilisée dans un linge humide, et Robert put l’interroger.

Le maître d’œuvre

Extrait du Clocher de l'abbaye

Le maître d’œuvre est un intellectuel, passé maître dans l’art de la réflexion abstraite, capable de jongler avec les forces et les poussées et de les contrôler. Il accède à ses fonctions au terme d’une longue et exigeante initiation de métier, expliqua-t-il, où il apprend autant à connaître l’âme humaine que l’âme de la matière. Il fait le projet de l’édifice et coordonne les activités des différents corps de métier et des différents artistes : sculpteurs, peintres, verriers, orfèvres, menuisiers, charpentiers et autres. Chaque soir il contrôle tous les outils nécessaires à la construction de l’édifice, à savoir : des compas, des règles graduées, du fil à plomb, des équerres, plusieurs types de marteaux, des maillets en tout genre, plusieurs types de levier, des auges de mortier, des truelles, des perçoirs, plusieurs sortes de rabots, beaucoup de cordage et de chaîne, des masses et des coins à tendre, des ciseaux, des scies, des treuils et des poulies, des herminettes, plusieurs types de mèches, des vilebrequins ainsi que des chariots avec chevaux. L’architecte est le détenteur des secrets de la construction, mais aussi de disposition des lieux.

– On raconte que Lanfredus, maître d’œuvre du château d’Ivry en Normandie, fut décapité pour qu’il ne puisse pas en construire ailleurs un semblable ou en révéler ses secrets… C’est pour cela que lui ne construira jamais de château-fort, ajouta-t-il avec un sourire énigmatique…

Le maître d’œuvre connaît les sciences sacrées et profanes, il est rompu aux disciplines les plus ardues. C’est par le maniement du Verbe qu’il entretient la vie du chantier. L’une des tâches les plus lourdes est d’assurer l’intégration de chacun à l’édification du chef-d’œuvre. Il n’a pas droit au désespoir, à la fatigue, au doute.

Le mire

Extrait du Clocher de l'abbaye

Alors qu’il avait la tête ailleurs, d’un geste maladroit, Geoffroy, le fils du forgeron s’était écrasé la main gauche avec un marteau. En grimaçant de douleur, il se rendit immédiatement chez le barbier Rodolphe, au bout du village. Ce qui surprenait le plus, à peine passé le seuil, c’était un étonnant chatoiement de couleurs vibrant au plafond. Sous chaque poutre se balançait une multitude de bouquets de plantes séchées. Jaune de l’arnica et de la chélidoine, orange de la carthame, bleu du lin, de la chicorée et du bleuet, pourpre de la digitale, violine de l’hysope et de la mauve… toutes les teintes se retrouvaient là, créant une sorte de dais végétal au ciel de la pièce. Au milieu de la salle, sur une longue table, s’alignaient des écuelles, des pots et des coupelles de terre. Une jarre hébergeait de fines lanières d’écorces. A l’autre extrémité, un tamis était couvert de millepertuis cueillis avant le soleil levé et encore humides de rosée. Une balance cliquetait au-dessus du plan de travail et un gros mortier de pierre occupait un des angles de la pièce. Deux grands bancs et des tabourets pliants permettaient de s’asseoir près d’un petit brasero, monté sur roues, qui servait à la fois à chauffer la salle et à préparer les remèdes.

Rodolphe se préparait pour recevoir les patients qui, jusqu’au soir, frapperaient à sa porte, pour être soignés ou lui demander des remèdes. Son épouse Thérèse recevait les clients et l’aidait pour les pansements et cataplasmes. Après avoir soigné Geoffroy, Clara, la fille d’Humbert le tavernier, vint chercher du vin de cerise pour la goutte de son père. Louis, le sabotier, avait besoin d’un cataplasme aux herbes pour l’entaille qu’il s’était fait au poignet. Pauline, la marchande de volailles, que Thérèse soupçonnait in petto d’arrondir ses fins de mois en recevant de jeunes messieurs, se plaignait de « démangeaisons dans les parties les plus intimes ». Pauline dut suivre une Thérèse réticente dans sa chambre pour que celle-ci lui applique une pommade aux herbes. Enfin Robert se présenta, accompagné de Gilles le sellier. Ce dernier s’était fait piquer par une abeille, et son bras enflé, devenu rouge, le faisait souffrir. Rodolphe le massa doucement avec du jus de plantain, en même temps que celui qui se voulait le héraut de Tavannes débitait son lot de nouvelles.

Le dernier patient parti, Rodolphe traversa la cour, contourna la masse sombre, épaisse de la haie de buis, dont il remarqua qu’elle se dégarnissait et qu’elle était prête pour un dernier élagage avant que les grands froids interrompent sa croissance, et ensuite pénétra dans les jardins humides. Les roses dégingandées se balançaient à hauteur d’homme sur leurs tiges graciles, dépourvues de feuilles, et irrésistibles. Un peu plus loin, il y avait son jardin planté de simples, muré, silencieux, avec tous ses petits parterres carrés qui commençaient déjà leur hibernation; il restait encore des pieds de menthe raides comme des baguettes, des buissons de thym tout aplatis contre le sol, afin de protéger les feuilles qui s’attardaient, et il flottait, malgré la saison, une odeur suave des parfums de l’été. Un peu comme un souvenir, comme l’émanation qui s’échappait par la porte ouverte de son atelier où des bouquets d’herbes sèches étaient accrochées à l’abri, à l’auvent et aux poutres, mais sans aucun doute, ces manifestations mineures et entêtantes de la bienveillance divine, à présent âgées et fatiguées, n’attendaient que le printemps pour retrouver toute leur vigueur et leur jeunesse. Chacune de ces herbes était semblable au beau phénix, preuve visible par excellence que la vie ne s’arrête jamais.

Le temps était bon pour la récolte des plantes dans les bois et la plaine. Le barbier cherchait surtout le pourpier, qui fait tomber la fièvre ; il fut déçu de n’en pas trouver, mais recueillit de l’écorce de saule, tout aussi efficace et qui en plus apaise les maux de tête. Il prit des pétales de rose rouge pour les cataplasmes, du thym et des glands à réduire en poudre et à mêler à de la graisse pour enduire les pustules du cou. D’autres exigeaient plus d’efforts, comme arracher la racine d’if qui aide la femme à expulser son fœtus. Il récolta la verveine et l’aneth pour les maladies urinaires, le lis des marais qui combat les pertes de mémoire dues aux humeurs froides et aqueuses, des baies de genièvre à faire bouillir pour libérer les voies respiratoires, le lupin pour les compresses chaudes qui vident les abcès, le myrte et la mauve qui calment les démangeaisons, quelques pousses d’hellébore pour soigner la goutte arthritique et chasser les poux, et du miel sauvage, utilisé aussi bien pour ses vertus calmantes que pour son goût agréable et doucereux. Enfin, arrivé chez lui, il prépara une potion pour la fièvre à base de jusquiame, ache, menthe, centaurée et vinaigre.

Extrait du Marcassin sautillant

Depuis le début de l’année, après avoir rapidement supervisé le ménage et laissé la soupe pour son père, Héloïse venait tous les jours au dispensaire et ne s’en lassait aucunement. Tout autour de la pièce, des étagères supportaient pots d’onguents, d’emplâtres, de baumes divers, burettes d’huile, fioles de sirop, cruchons d’argile cuite contenant électuaires ou eau de fleurs, corbeilles de vannerie où s’entassaient feuilles, corolles, ombelles, capitules, racines et tiges de plantes médicinales conservées par dessiccation. Sur une table spécialement réservée, on répandait des herbes fraîchement cueillies qui achevaient de sécher. Plusieurs mortiers, imprégnés à l’intérieur des diverses couleurs des préparations qu’ils contenaient, s’alignaient sur le rebord de la fenêtre. De toutes ces plantes, ces pommades, ces épices, se dégageait une odeur douceâtre et médicamenteuse qui entêtait une personne non habituée.

Héloïse apprenait à élaborer les médicaments, surveillait la préparation des potions, cataplasmes et autres poudres apaisantes. Les notions apprises avec sa mère et sa tante se révélèrent très utiles, même sommaires et imparfaites. La fonction d’apothicaire requérait une solide connaissance des propriétés des plantes, la maîtrise des doses auxquelles employer leurs huiles, leurs distillats ou leurs broyats de feuilles sèches ou de racines, ainsi que de bonnes notions de botanique et de pratiques culturales. Un médecin de Strasbourg, maître Siegfried, séjournait à Porrentruy depuis quelques jours et donnait des consultations. Ce dernier était un gros clerc majestueux, dont les yeux noirs pétillaient ; sa tonsure était ceinte d’une superbe couronne de cheveux frisés, très bruns. La jeune fille buvait ses paroles :

–          La Providence a voulu que l’homme fût sujet à toutes espèces de maladies, mais elle a eu, en même temps, le soin de faire pousser sur la terre des plantes appropriées à la guérison de chacun de ses maux. À partir de cette certitude, les recherches s’orientèrent dans deux directions : l’une, astrologique, chercha à définir les propriétés des corps terrestres, dans les rapports qu’on leur supposait avec les astres – plantes saturniennes, vénériennes, mercuriales, lunaires ou solaires -, l’autre chercha à définir les vertus des plantes d’après certaines particularités de leur conformation, de leur coloration, de leurs appendices ou même des sucs qu’elles secrétaient.

Frère Augustin intervint :

–          C’est ainsi que le cumin, qui a un suc jaune, accélère la sécrétion de la bile tout en guérissant l’ictère. L’ellébore blanc, le sureau, dont les fleurs sont blanches, engendrent la pituite, une des quatre humeurs d’Hippocrate, rattachée au cerveau. Par contre la rose, la centaurée, la rhubarbe purgent le sang parce qu’elles ont un suc de la même couleur. De même le corail, rouge lui aussi, est considéré comme un excellent hémostatique. Les plantes à fortes épines sont bonnes contre les piqûres de serpent, tandis que l’arum, la renoncule, les persicaires qui ont des taches guérissent les taches du corps. Les taches blanchâtres que la pulmonaire officinale arbore sur ses feuilles étant en tous points semblables aux crachats des poitrinaires, elles font de cette plante la médication de choix des pneumopathies.

Le médecin ajouta :

–          Le sexe de la plante n’est pas non plus à négliger. En effet, vu que la femme est considérée comme plus faible que l’homme, ce sont les herbes femelles qui lui conviennent. Tandis qu’à l’homme impuissant, on donnera une bonne décoction de bulbes d’orchidées, qui représentent très exactement les testicules. La citrouille, le chou pommé, le melon, parce qu’ils ressemblent à une tête humaine, combattent les maux de tête.

Frère Augustin, continua, en arborant une plante dans sa main gauche :

–          L’hysope est chaude et sèche au troisième degré ; la meilleure est la variété horticole ou domestique, cueillie fraîche ; elle apporte un adjuvant à la poitrine et contre la toux humide, mais elle nuit au cerveau par sa « fumosité » ; elle engendre des humeurs aigres ; elle convient aux tempéraments froids et humides, notamment aux vieillards décrépits, ainsi qu’aux maladies hivernales des pays froids.

Le médecin ne voulait pas s’en laisser conter et il poursuivit :

–          De ce fait, cette herbe sacrée des Juifs est un remède aux affections du poumon, notamment un expectorant. Avec les fleurs, on fait en outre une tisane stomachique, stimulante et tonique.

Fascinée, Héloïse prenait des notes.

Frère Augustin ne se mêlait pas de politique. Il laissait volontiers cette chimère à ses supérieurs, prieur, abbé, évêque, pape… Il pressentait toutefois que le calme apparent n’allait pas durer. Héloïse fut donc chargée de contrôler et renouveler leur réserve de médicaments.

Entre deux visites à ses patientes, la jeune fille s’attela à la tâche avec ardeur et application. Elle eut plusieurs fois recours à ses traités et demanda l’aide du chanoine. Dans leur réserve, sacs ou sachets de lin et de chanvre s’alignaient sur les plus hautes étagères, et les flacons, fioles ou récipients divers, sur les rayonnages les plus bas. Chacun portait, brodé ou inscrit en différentes couleurs, un nom.

En rouge, les simples ou préparation redoutables tels l’Aconitum nappellus, la gueule de loup, sédatif et analgésique, poison violent à forte dose, ou l’Helleborus niger, la très toxique hellébore noire, réputée soigner la dépression, la folie, l’épilepsie, en plus des règles douloureuses. Ou encore l’Aristolochia clematitis, la toxique serpentaire, censée, entre autres, faire fuir les serpents et même le diable. On utilisait ses fumées afin de guérir les enfants malades, l’asthme, les rhumatismes, la goutte, les douleurs musculaires et cicatriser les plaies.

En vert, les préparations dont l’utilisation ne requérait que peu de précautions, à l’image du Quercus robur, le chêne, qui luttait contre les diarrhées, les infections et la fièvre, ou de la Stellaria media, le mouron blanc, diurétique, tonique, apaisant les palpitations et les hémorroïdes, que l’on consommait également en légume en le préparant à la manière d’espinoches, ou encore du Poterium sanguisorba, la pimprenelle, carminatif et vulnéraire, dont le suc faisait merveille contre le mal caduc ou épilepsie, la vertigie et la migraine.

En bleu, couleur mariale, les essences parées parfois abusivement, de toutes les vertus contre le mauvais sort, les serpents, les poisons, sans oublier un nombre saisissant de maladies, à l’instar du très vénéré Sylybium marianum, le chardon-Marie, un stimulant, laxatif et protecteur du foie, utilisé dans la lutte contre les « mélancolies » attribuées à des excès de bile. Plus discrètement, il était censé apaiser les génitoires enflés. On en mangeait aussi les feuilles et les fleurs en légume, après que des mains expertes et patientes en avaient arraché tous les piquants. Reine incontestée des simples bénéfiques : Angelica archangelica, l’angélique, un remède contre tant d’affections qu’en faire la liste eût été présomptueux, en plus de terroriser le Diable et les serpents, de protéger des poisons et de fournir de délicieuses pâtes de fruits au miel et une liqueur revigorante.

Appliquée, méthodique, Héloïse contrôla tout. Jeta des ingrédients qu’elle estimait périmés, en chercha d’autres, en prépara de nouveaux, commanda des composants, mit de l’ordre, bref arrangea toute l’armoire à remèdes.

Le tenancier de maison de bains –

Extrait du Fils du tanneur

Les bains étaient installés dans une maison remarquable par l’épaisse vapeur d’eau qui s’évacuait des deux plus hautes fenêtres. La petite porte d’entrée passée, les lieux étaient chauds et saturés d’humidité. On leur remit des serviettes à la propreté douteuse et chacun se rendit dans une pièce séparée où des servantes les aidèrent à se déshabiller. Un premier bain était réservé à un lavage complet effectué par de vigoureuses matrones moustachues armées de raclettes et d’argile. Ensuite, un barbier s’occupa des deux hommes et ils se retrouvèrent réellement imberbes. Enfin, on les conduisit dans une longue pièce voûtée, excessivement humide, où se dressaient de grandes cuves de bois alimentées par des rigoles de plomb qui amenaient une eau bouillante et fumante.

Là, les bains étaient mixtes et quand Hugues y arriva enfin, Hans l’attendait déjà dans une cuve avec deux jeunes filles. D’autres cuves étaient occupées par des hommes et des femmes qui jacassaient bruyamment dans une nonchalante promiscuité. Certains mangeaient dans leur bassin, une planchette en équilibre sur les bords du baquet faisant office de table.

Les paysans

Résumé de la vie des paysans

(ä noter que l’impôt « cens » s’écrit cens (et non « sens » comme dans l’exposé)